Agigea –Istanbul : 648 km - 9 jours


La  frontière roumano-bulgare est un no man’s land que nous franchissons grâce à nos deux paires d’ischios, essayant d’apprivoiser l’idée qu’il en sera de même pour les vingt prochains kilomètres qui nous séparent du premier village donc d’un potentiel voitures plus élevé. Que neni, un pratiquant du pied au plancher germaniquement véhiculé nous dépose cent cinquante kilomètres plus au sud. Nous rêvons d’une plage de sable fin aux commissures de la mer Noire, mais devons nous contenter d’un paysage urbain qui violente nos iris et retourne nos cœurs. Des cascades de déchets en tous genres se faufilent entre immeubles agonisants et bidonville difficilement égayé par les quelques éclats de bambins encrassés. Notre rencontre avec l’eau salée est repoussée au soir, si nous avons la chance de pouvoir établir notre maigre campement dans un endroit plus aguicheur. Direction la sortie de ville donc. Et là, alors que nombre de regards nous ignorent, que celui de nous deux de  mission pancarte lutte pour la maintenir visible, que la grande aiguille bouge bien plus vite que nous, un Objet Visible Non Identifié arc-en-ciel nous sauve d’une ankylose invasive dans un anglais guilleret et hospitalier. La porte arrière s’ouvre, les banquettes arrière s’offrent à nous. Allons-y. Enjoy.



Une présentation furtive des occupants permanents s’impose. Au volant, sujet de sa majesté Elisabeth, Tim, 38 ans dont une bonne partie de conduite de véhicules motorisés de toutes espèces, propriétaire du van, une demi-douzaine de binocles colorées, sillonne le globe depuis cinq ans. A sa gauche – car oui, un volant anglais se fait toujours remarquer –, Ben, également  citoyen britannique, 26 ans, obstinément déchaussé depuis qu’il a rejoint les banquettes customisées en 2007, stocke la totalité de ses affaires dans un sac moitié moins gros que les nôtres. A l’arrière, chargé de nous accueillir comme il se doit et de nous faire parvenir les infos sus-évoquées, Xavier, 26 ans également, représentant du bleu-blanc-rouge depuis deux ans de présence dans le van, expérimente alors un feet de trois jours, période durant laquelle il ne faut rien ingurgiter d’autre que de l’eau pour laver son appareil digestif. Deux autres bagpackers, ramassés la veille, les accompagnent alors : Yacek et Kasha, merveille de jeunes mariés polonais, veut rejoindre Istanbul et s’y promener quelques après-midi pour souligner l’évènement. Nous sommes donc sept, sept à vouloir rejoindre l’ex-Byzance, ses collines ponctuées de minarets, ses ruelles tortueuses et son cosmopolitisme. Bienvenus dans cette machine à bonheur baptisée Undobus par son propriétaire ; en français, le bus où l’on ne fait rien – entendez rien qui ne soit étranger au voyage dans son plus simple appareil, pour une brochette de hippies contemporain de Gaga et bébé Sarkozy.




Le sourire ne nous quitte pas jusqu’au soir. Après une escale furtive à Nesebar, Tim nous gâte en serrant son frein à main à moins de dix mètres d’une écume tant désirée. Nous continuons alors de découvrir le fonctionnement de cette communauté – ainsi autoproclamée – : la cuisine amovible installe ses quartiers sur le flanc du fourgon, les aliments et condiments achetés ici et là quittent la pénombre des coffres pour s’offrir à l’habileté culinaire de ce même Tim. Un coucher de soleil souligne la merveille de ce morceau de côte découpé dans la roche, alors qu’entre deux bouchées, nous palabrons quant à savoir qui est chacun de nous. Le soir, les instruments se libèrent des filets suspendus au plafond, quittent leurs étuis et s’entraînent les uns les autres dans un buff bienfaisant. John s’éclate, usant ses phalanges  sur guitare et Djembé, pendant qu’Antoine ferme les yeux et écoute l’harmonie sonore s’installer, animée par les improvisations vocales décapantes d’un Tim également maladroit de ses doigts. Il fait nuit tôt. Nous nous couchons donc tôt, certains dépliant leurs tentes aux alentours, les autres préférant les banquettes de l’Undobus pour fermer leurs paupières jusqu’au petit matin. Pas de somnifère, pas de Photoshop au café-Guronzan, pas de TF1 abrutissant ; juste le sommeil, si lourd, qui s’empare de nos esprits légers. Les heurts entre l’eau et la roche laissent place à Morphée, puis réapparaissent. Pas de Nikos électrisé, pas de rendez-vous, pas de klaxon ; juste le soleil.







Nous quittons la Bulgarie avant même d’avoir réellement discuté avec un seul de ses habitants. Il faut dire que l’extrémité est du pays n’est qu’une étroite bande d’environ deux-cent kilomètres, et que l’envie de faire un crochet par l’ouest est moindre comparée à celle de fouler la terre originelle du kebab. L’épisode du passage de la frontière est l’occasion d’un cocorico légèrement sarcastique : les français que nous sommes – avec Xavier – peuvent fouler gratuitement le sol turc quand nos voisins et compagnons de voyages anglais et – dans un moindre mesure – polonais doivent se délester d’une trentaine d’euros. Après avoir roulé les premiers kilomètres sur une route d’un asphalte aussi neuf que peu pratiqué, Tim s’aventure dans les nids-de poules d’une voie secondaire, puis sur les pentes abruptes et caillouteuses d’une piste qui n’en est pas une, en quête d’un lac figurant sur la carte. En vain. Tant pis. Le minibus installe ses quartiers en surplomb de paysages rougis par la lumière d’une fin de journée. Direction le village, à pieds, pour un avant-goût de ce qui nous attend les jours suivants. Les anciens, attablés aux terrasses des quelques cafés, nous y proposent le thé, quand les enfants nous tendent leurs paquets de curlys locaux entamés. Le médium de communication n’est ni l’anglais, ni le français, ni aucune autre langue objet d’un éventuel dictionnaire. Des gestes, des visages, un ou deux mots marqués au fluo sur nos avant-bras prennent le relai. Ici, l’étranger est accueilli à bras ouverts en même temps qu’il intéresse, suscite les curiosités et génère des sourires. Retour au bus multicolore. Un feu, des discussions libérées, une voix polonaise angélique, le souffle d’un vent légèrement vicieux, des bouquins pour ceux qui le souhaitent, quelques notes pour les musiciens en manque. Les flammes s’époumonent, les pierres brûlantes migrent dans l’Undobus pour un coucher plus doux, les bâillements apparaissent, les cordes du violon se taisent, les livres ne font plus que chuchoter, les couvertures se déplient. Bonne nuit. 






Trois jours s’écoulent jusqu’à Istanbul, trois jours fait de partage, d’une complicité de plus en plus forte, et d’une simplicité qui elle ne mue pas. Nous nous arrêtons dans les villages en quête de victuailles et de rencontres, le thé devenant la boisson officielle du voyage. Un village turc compte un bar pour 9 habitants. Ambiance : thé, jeu de cartes, moustache, thé, backgammon, thé. Ajoutez-y des joyeux lurons blancs de peaux et vous obtenez encore plus de thé, quelques notes lorsque les instruments de musique s’en mêlent, mais surtout de savoureux moments de partage. Attention, ne croyez pas que nous avons passé nos journées à lambiner et nous abreuver aux frais des patrons de troquets locaux. Nous avons également pratiqué une activité physique intense, à savoir le bain d’enfants, activité aisément accessible avec un véhicule parsemé de photos et accessoires plus ou moins recommandables, équipé d’appareils photos et sachant se muer en boîte à musique récréative. Riches de plusieurs expériences du type, et après avoir longuement étudié la question, nous nous permettons un conseil : si vous vous éprenez autant que nous pour ce sport mais que la situation devient autant bordélique que les Champs-Elysées un soir de finale de coupe du monde gagnée, seule la fuite vous garantit de ranger l’évènement au rayon des bons souvenirs.




Nous atteignons la dernière couronne stambouliote un midi, alors que le GPS en indique le centre à quarante kilomètres : cette ville est gigantesque. Il nous faut plus de deux heures pour atteindre le pied de la tour de Galata. Nous y attend notre hôte – à nous 2 –, à savoir le dénommé Alban Capra, étudiant en architecture nantais expatrié depuis septembre. Le bus et ses occupants, dotés d’aptitudes gargantuesques lorsqu’il s’agit de sympathiser avec tout être vivant, stationnent en plein cœur de la ville, avec la bénédiction des propriétaires des commerces alentours. Nos routes doivent se séparer ici, Ben, Tim et Xavier ne devant rester à Istanbul qu’un ou deux jours avant de prendre la direction d’Ankara pour y obtenir les visas iraniens, pakistanais et indiens. Dernier thé partagé, hugs, photo finale, messages personnels à même la carrosserie de l’Undobus, dernier coup d’œil en arrière. C’est qu’en quatre jours, ils nous ont appris à voyager ces types là…




Apparaît Alban, sa barbe de plusieurs jours, et le petit morceau de France qu’il représente à nos yeux. Il habite à une centaine de mètres de là, quelques dizaines de dénivelé pour  une vingtaine de marches, dans la « rue des médailles » – ainsi baptisée par nos soins, par le fait que si vous avez besoin d’acheter un trophée à 2 heures du matin un jeudi, 12 magasins s’offrent à vous. La terrasse commune de l’immeuble nous arrache définitivement au hoggy provoqué par les adieux à nos roots préférés. La vue sur Istanbul et le Bosphore y est extraordinairement belle et didactique, relevée par les éclairages d’un début de soirée légèrement voilée.




Nous restons à Istanbul 5 jours complets, visitant ses parties asiatique et européenne, profitant de sa vie nocturne en tous points identique à son homologue française, abusant probablement de la gentillesse de nos hôtes d’alors, et goûtant à pas mal de succulences locales sur fond de thé. Notre Top 3 : 1. Le Balik Ekmek, qui avec un morceau de pain, du poisson et quelques légumes, fait des merveilles dans nos palets ; 2. Le Baklava et la mer de graisse qui accompagne chaque bouchée ; 3. Le Simit, non que son goût soit unique et inimitable, mais parce que disponible tous les 20 mètres et sorte d’emblème municipale, il aurait été grossier de ne pas le mentionner ici. Ne vous étonnez pas de l’absence du Kebab dans ce classement : ceux que l’on trouve à Nantes sont au moins aussi bons. 


Déambuler dans les rues nécessite de parler le langage du klaxon, lesquels constituent la majorité du paysage sonore. Un conducteur local l’utilise pour, simplement, prévenir de son arrivée cavaleresque ou saluer tonton Hakim, mais aussi – beaucoup plus subtil –, pour dire qu’il ira pêcher le lendemain, qu’il pleut à Melbourne ou encore que son beau-frère fêtera ses 56 ans dans 17 jours. Pour avoir l’impression de décrypter le message, la seule solution est de savoir faire preuve d’imagination.

La deuxième journée est celle des mosquées. Entre deux des trois prières quotidiennes, il est permis à nos orteils de se livrer à l’air libre et de fouler les ares de tapis qui garnissent les intérieurs. Les espaces nous livrent leur gigantisme, leurs parois finement ornementées, et leurs fidèles par dizaines, agenouillés face à la Mecque. Nous, touristes, peaux blanches et appareils-photos autour du cou, sommes aussi nombreux que ces derniers. Le phénomène est parfois gênant, posant la question du respect des lieux de culte et de ses adeptes, de la limite entre leur ouverture à l’autre différent, d’une curiosité légitime, et la quiétude que requièrent toute foi et sa mise en pratique. Cette tournée des mosquées est bien trop facile, puisque quittant la vaste cour de la première, il suffit de pencher légèrement nos têtes pour apercevoir les minarets de la seconde, et nous y diriger. Nous rajoutons ainsi du suspens en nous aventurant dans les ruelles intérieures labyrinthiques du grand bazar. Couleurs et odeurs se mélangent par dizaines, accompagnant chaque pas de tonalités différentes. A droite parce que nos ventres le réclament, à gauche, encore à gauche pour admirer les babouches, et puis à droite deux fois, et enfin à gauche parce que les tee-shirts I love Istanbul ont eu raison de notre envie de poursuivre l’expérience au-delà de deux retours au même point indépendants de notre volonté. Le ciel réapparaît au-dessus de nos têtes. « Bon bah, on doit être là, enfin ptèt, enfin j’en sais rien. Attends j’ai la boussole. Par là, ça devrait l’faire. Ah tiens, elle est là l’université. Bon bah, on doit être par là. C’est bizarre, elle est pas dans l’bon sens… ».








Indiquée par un japonais globe-trotter depuis 12 ans, nous passons la dernière soirée dans une petite mosquée excentrée pour assister à une « représentation » de Dervish Turner. Récit. Nous sommes positionnés au fond de la pièce. D’un côté, nous deux et nos quelques camarades touristes de la gente masculine ; de l’autre, derrière une balustrade ajourée, dames et demoiselles, têtes recouvertes de foulards noués au niveau du menton. Trois ou quatre instruments locaux introduisent la cérémonie de lentes mélodies. Sur un écran, des textes défilent, prononcés simultanément par l’un des hommes assis sur d’imposantes chaises, dos au mur du fond de la pièce. Face à eux, l’assemblée de fidèles assis à même le sol – en tailleur pour les plus souples, genoux pliés pour les autres – écoute, puis, au bout d’une demi-heure, lancent le haut de leur corps dans des mouvements de va-et-vient infinis. Six hommes vêtus de capes noires font leur apparition, positionnés les uns derrière les autres, puis prennent possession de l’espace libre en se déplaçant selon une trajectoire circulaire ponctuée par quelques mouvements rituels. Les mouvements de l’assemblée s’intensifient, et s’accompagnent désormais de « Mmm, mmm, mmm », qui peut-être ont inspiré Crash Test Dummies. Parmi les six hommes se dégage une sorte de chef, le regard encore plus sombre et pénétrant que ne le sont déjà les regards turcs. A ses côtés prend place un assistant. Les quatre personnes qui restent – l’un d’entre-eux n’ayant d’ailleurs pas plus de 16 ans – forment désormais un carré. Les capes glissent sur leurs épaules et laissent place à des robes d’un blanc immaculé. Ils se mettent à tourner sur eux-mêmes telles des toupies diablement bien dressées. Leurs robes se lèvent, laissant apparaître un mouvement de pieds particulier, répété encore et encore. Les rotations s’enchaînent sans répit durant plus d’un quart d’heure, bras maintenus à l’horizontal, surveillés par l’assistant qui leur signifie son désappointement en se manifestant d’un rapprochement et d’un regard insistant. Le talon du chef frappe le sol. Les corps arrêtent de tourner, les têtes également, puisque quelques mouvements codés sont effectuées sans l’ombre d’un déséquilibre ou d’un pas hésitant. La manœuvre est répétée trois fois, des gouttes venant garnir les fronts chaque fois davantage. Le talon du chef frappe le sol une dernière fois, les hommes-toupies quittent la pièce, permettant à tous les autres d’étendre leurs jambes endolories par l’heure et demie d’oscillations.




Il est temps de quitter Istanbul et le confort d’un matelas chaque soir. Peut-être ne le savez-vous pas mais le prochain pays, c’est l’Iran, sa police tyrannique et son éventuelle bombe atomique. Heureusement, diplomatie.gouv nous a prévenus.

2 commentaires:

  1. tsss, Istanbul c'est pas l'ex-Babylone enfin ! Byzance ou Constantinople, c'est déjà pas mal... Vous auriez du rester plus longtemps.

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  2. Bonjour vous 2 =)
    Purée tous les moments que vous passez en présence de tout ses gens si accueillants, souriants, sympathiques, ... c'est que du bonheur !! J'adore vraiment les dessins, ils sont trop cool et les photos magnifiques. Bonne chance pour la suite, pleins de bisous. ;)

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