Trabzon - Hermadan :1160 km - 4 jours

Dogubayazit est encore somnolente lorsque nous en foulons pour la première fois le sol, mis en appétit par la blancheur scintillante du mont Ararat. Il est environ 6 heures du matin et l’enfilement de l’ensemble de notre garde-robe peine à assurer notre confort. Heureusement, notre ami le thé est d’ores est déjà opérationnel dans la guinguette qui jouxte la gare. Avant de parcourir la microscopique trentaine de kilomètres qui nous sépare de la frontière, Ishak Pasha Palace a pour mission de piquer nos esprits engourdis de son intérêt, vanté par les pages numérisées du Lonely Planet qui nous accompagne. Mission réussie : ceux-ci se sont architecturalement auto-torturés pour comprendre le pourquoi d’une rénovation de lamellé-collé, d’acier, et de verre, visibles à plusieurs centaines de mètres, alors que seule l’ocre d’une pierre polie par les affres du temps semble en constituer le moindre élément originel. La visite du palais regorge de subtilités, de diversité, chaque pièce, des geôles du sous-sol à la salle de prière en passant par la salle de bain semblant avoir un attribut, une fonction, un sol, un plafond et des parois verticales dédiées à la bonne exécution de cette fonction, d’une lisibilité frappante des sècles plus tard. Apportons, à titre posthume, notre approbation au propriétaire bâtisseur quant au choix du terrain, belvédère naturel d’exception sur la vallée et les montagnes qui en dessinent le contour. Nous profitons de l’endroit pour nous aventurer sur les flans caillouteux du sommet le plus proche. Sur le chemin, un groupe d’homme petit-déjeunant nous invite à les rejoindre. Les viennoiseries, pains, thé et fromages qui garnissent les tapis soigneusement dépliés sont rendus nôtre, dans un naturel déconcertant – question de culture, il paraît. Le retour en taxi au cœur de ville nous fait traverser à nouveau une zone de collines truffés de miradors, support de slogans indépendantistes, témoin assoupie du conflit kurde toujours à vif plus au sud. En face : un enclave militaire gigantesque, et à quelques mètres de la clôture, une batterie de chars en manœuvre. Gloup… S’il faut se battre, nous avons toujours nos couteaux suisses. Il paraît qu’un coup de tire-bouchon bien placé est d’une efficacité redoutable.














Le moment de la frontière est venu. Une file de camion interminable nous étonne, puis suscite notre compassion, lorsque nous apprenons que certains d’entre eux stationnent ici une semaine, question de contrôles probablement animés par la parano. Ca promet… Le tampon turc, obtenu dans une file indienne disciplinée, bordée de barres métalliques de contention, scelle notre présence au pays du loukoum. L’étape iranienne désormais, dans une décontraction de façade masquant une légère appréhension. Flop : point de forces armés jusqu’aux dents ni même d’uniforme ; seules quelques portes automatiques, un brouhaha entêtant et un bordel indescriptible accompagnent notre lente progression jusqu’au point de contrôle. Le scanner approuve notre passage. Ca y’est, nous y sommes, en Iran. Avouons notre léger soulagement mais soulignons surtout la profonde déception du moment : celle de savoir d’ores et déjà que les présentes lignes ne pourront louer ni un sang-froid incroyable, ni un profond héroïsme, ni même un soupçon de courage. Nous avons joué des coudes, voilà tout, dirigés par les souvenirs encore frais de la course aux bonnes places des Vieilles Charrues de juillet. Dans un burlesque théâtral, notre amour de géorgien marque cette fin de matinée de son empreinte, échangeant quelques billets persuadés de l’honnêteté du taux de change proposé, et ce malgré notre prudence et la contrariété de nos avis. Un grand discours justificatif accompagne la transaction. 200 mètres plus loin, la somme proposée a curieusement grimpé de 10%, obtenant ainsi nos faveurs. Inutile de préciser que nous nous sommes tenus de toute moquerie déplacée à l’égard de Mika.

Un car nous conduit jusqu’à Tabriz. Sur le trajet, nous continuons à faire l’agréable connaissance de Junya, rencontré une heure avant le départ, japonais voyageur d’une année, qui lui se rend à Téhéran  – c’est tout pour Junya, mais peut-être va-t-il réapparaître dans la suite du récit, je dis bien peut-être, des fois que nous le recroiserions quelques jours plus tard et qu’ainsi nous pourrions souligner la petitesse du monde et pouvoir écrire que le hasard fait bien les choses etc... Bref. Nous dormons à Tabriz, et découvrons par la même le rock n’roll assumé des possibilités d’hébergement que nous offre notre budget : faute de l’avoir trouvé, la douche semble être l’objet d’un oubli de l’aménageur, les draps se sont battus avec le rouge encore vif des cendres de cigarettes, les toilettes – turcs, bien évidemment, équipé d’un jet d’eau salvateur qui forme avec la main gauche un duo capable de vaincre toutes les tristes conséquences des pires troubles intestinaux – font des infidélités à l’eau de javel sur le long terme. Un toit et trois matelas, et là se situe l’essentiel ; pour le reste, vantons notre capacité à nous en affranchir.

Le lendemain, et moins d’une heure après avoir quitté notre chambre, deux étudiants nous abordent dans un anglais maîtrisé et avenant, pour nous proposer leur aide. Nous passons finalement toute la journée à leurs côtés, profitant de leur gentillesse et de leurs dispositions à s’intéresser aux étrangers que nous sommes. Simple marcheurs interrogatifs, nous sommes interpellés à maintes reprises par d’autres individus généreux et hospitaliers, saluant notre passage de « Welcome in Iran » ou nous proposant à leur tour de se muer en guide d’un instant. Dans nos allées et venues à travers les rues de la ville, son bazar, ses mosquées et jardins, un bar à chicha surpeuplé se signale de fumées et de viriles cordes vocales en action. Nous en franchissons le seuil, malgré la réticence déclarée de l’un de nos accompagnateurs : s’il s’agit là d’une pratique traditionnelle, beaucoup d’iraniens la considèrent trop néfaste pour engager leurs poumons dans une lutte contre sa raréfaction. A la dizaine de mètres linéaires de murs sont adossés les hommes, tandis que le centre de la pièce est consacré aux instruments diaprés et aux manœuvres que nécessite, entre autres, le remplacement de la poussière de charbon par quelques morceaux incandescents. L’accueil est une nouvelle fois royal, mais l’expérience se révèle d’une traitrise hilarante lorsque nos gosiers candides s’aperçoivent que le seul parfum qui en effleure la glotte est celui d’un tabac pur et rude. Ni pomme, ni pêche, ni aucune émanation fruitée n’adoucit les profondes inspirations, stoppant ainsi rapidement leur enchaînement.










Ces premiers pas en Iran sont voilés d’une appréhension persistante, celle de contredire une des lois islamiques qui nous sont des plus étrangères, mais qui ici, sont appliquées à la lettre en tant que loi républicaine. Que faire, ne pas faire, risquer de faire, dire, ne pas dire, oser dire… Une rencontre impromptue avec une fille dans nos âges réveille ce sentiment : alors que cinq petites minutes d’une marche commune et pipelette conduisent à un échange d’adresses mails innocent, nos accompagnateurs iraniens nous jettent des regards inquiets, qualifiant par la même de désapprobateurs ceux – cette fois ci totalement étrangers – qui se tournent vers nous. L’explication nous est rapidement fournie : un homme et une femme non mariés ne peuvent converser à la vue de tous, ni se tenir en compagnie de l’autre, sauf si un lien de sang les unis. La veille, un couple irano-polonais rencontré sur le perron de l’hôtel déplorait plusieurs refus d’établissements, face à leur désir de faire chambre commune…

Tabriz n’ayant qu’un intérêt relatif, décision est prise de passer une nouvelle nuit dans l’antre d’une carrosserie Mercedes, bercés par le bourdonnement du moteur et la courbe des virages. Hermadan, située plus à l’est, obtient nos faveurs, à l’inverse de Téhéran, décrite comme ville gigantesque, sans réel autre intérêt que ce gigantisme, sa condition de première ville du pays et les excès associés à son  modernisme. Retour à la gare donc, puis découverte forcée de l’intérieur d’un car « VIP » : trois sièges allègrement matelassés par rangée au lieu de quatre, une possibilité d’en abaisser le dossier augmentée, un espace aux jambes doublé. A croire que nous n’avons rien de Very Important puisque la nuit se révèle plus chaotique et inconstante que précédemment. Nous arrivons vers 4 heures du matin, et nous résolvons, bien qu’accueillis par une foule de chauffeurs de taxis,  à étaler nos duvets dans une salle d’attente située dans un bâtiment annexe. Un début de sommeil de dix minutes suffit à nous faire remuer, au même titre que d’autres esprits assoupis, par l’un des employés, lequel pousse le vice jusqu’à allumer le bruyant ventilo-convecteur situé au milieu de la pièce pour rendre l’endroit inhospitalier et marquer de son empreinte notre nuit à tous.

 6 heures, le bâtiment principal ouvre ses portes. Nous dormons deux heures durant, goûtant plus que jamais aux dimensions généreuses des bancs métalliques. Notre réveil est salué par un jeune joueur de foot iranien, qui, après une petite heure d’une conversation compliquée par nos anglais respectifs – surtout le sien en réalité –, nous propose de rejoindre le centre-ville en sa présence. Notre quête d’une échoppe où prendre le thé est un fiasco : ce genre d’endroits n’est pas aussi répandu qu’on le pense, encore fraîchement débarqués de Turquie où ils sont légion. Sa copine de doit nous rejoindre. Après avoir échangé une dizaine d’appels téléphoniques, elle apparaît à nous, puis poursuit son chemin dans la direction opposé, après un serrage de main furtif et visiblement détaché, bien qu’accompagnés de sourires épanouis. Par la suite, nous assistons stupéfaits à une succession de manœuvres : elle, marche une vingtaine de mètres devant nous, s’arrête parfois pour que nous la dépassions, rebrousse quelquefois chemin pour croiser notre route et partager une seconde de complicité avec son sportif d’amoureux, au regard camouflé derrière des verres fumés à souhait, fixés sur une monture métallique d’un blanc à l’esthétisme contestable. Nous la rejoignons finalement dans un parc, partiellement libéré du poids de la visibilité publique du fait de la faible fréquentation du lieu et de la jeunesse de sa population. Nous nous asseyons tous ensemble, pouvant désormais entendre le son de sa voix féminine et découvrir l’angélisme de ses traits libérés. Tous contacts physiques, quant à eux, doivent attendre la protection visuelle apportée par les murs de leurs habitats respectifs.




L’un après l’autre, chacun des membres du couple nous quitte, laissant nos corps fatigués à la douceur d’une pelouse invitant à la sieste. Elle dure une heure, avant que nous ne décidions de faire autre chose de notre journée qu’imposer le dessin horizontal de nos silhouettes  à d’innocents brins d’herbes. Nous ne savons pas où nous sommes et décidons de puiser le renseignement par une simple question, nous dirigeant ainsi vers un étudiant, paisiblement installé sur un banc. Il s’appelle Behzad, et comme nombre de nos précédents interlocuteurs, calque sa fin de journée sur la nôtre, imité rapidement par l’un de ses amis. Nous passons un après-midi radieux, marqué par le rire communicatif de Behzad, une complicité franco-caucasienne croissante, et des discussions rendues instructives par le simple choix des questions qui nous sont posées, les mêmes depuis trois jours. L’interdit suscite un intérêt ou l’aiguise lorsqu’il existe déjà. John peut, en France, glisser ses phalanges dans les boucles dorées de sa chère et tendre, pour mener sa tête dans le creux de son épaule protectrice. Oui, John peut, si overdose de testostérone il y a, l’embrasser goulument sur un banc qui borde une église, et ce même si la façade vitrée qui fait front laisse deviner une batterie de commères retraités disputant une partie de bridge. Mais non par contre, ils doivent tout de même se cacher lorsque dans l’arrière pays breton, l’envie de quitter leurs dernières acquisitions de sous-vêtements Cacharel se fait trop pressante. Nous avons tout de même des valeurs, en Europe !

Au-delà de la coquinerie du sujet que l’étreinte en plein air, et s’il est évident que les relations homme-femme diffèrent très largement de celles qui sont les nôtres, les relations homme-homme sont également très éloignées des comportements français. Peut-être y’a-t-il, par ailleurs, un lien de cause à effet entre les deux, sans qu’il nous soit possible d’expliquer les grandes lignes d’un éventuel mécanisme, complexe par la multiplicité des facteurs qu’il met en jeu. De simples constats donc. Il existe une réelle proximité physique entre les hommes, marquée, par exemple, de doigts entrelacés cheminant sur les trottoirs. Par ailleurs, un certain nombre de jeunes hommes peuvent paraître efféminés, par tous les critères aussi ridicules et arbitraires mais existants qui, dans nos codes européens, régissent une telle caractérisation : coiffure, habillement, démarche… Ajoutez-y des regards parfois pénétrants et nous voilà bousculés, bien qu’aux mœurs a priori légères, peu sujets à tiquer sur des comportements étranges ou marginaux. En fait, nous ne savons que penser, si ce n’est que nous trouvons des significations là où il n’y en a peut-être pas, et qu’avant de cerner les rouages de la société iranienne, il va nous falloir remplir trois ou quatre passeports du visa qui permet de la côtoyer.




Le soir venu, nous usons une nouvelle fois de l’association du masque de sommeil et des boules quiés, remède miracle pour lutter contre la perméabilité des ouvertures, le ronflement de notre colocataire géorgien, les klaxons ultra-matinaux, les lumières de la rue adjacente et l’absence de rideaux. Il est 7 heures environ ; ça frappe à la porte. Bezhad en fait grincer les gonds, nous lance à chacun une barre chocolatée en guise d’au revoir, puis nous laisse retrouver un sommeil à peine perturbé. Mika nous quitte une demi-heure plus tard, direction son pays d’origine où l’attend un ami slovaque et l’appartement de son père qu’il a laissé entre les mains d’inconnus couchsurfeurs. Il nous réveille d’un bisou déposé sur la joue qui lui est accessible, puis referme la porte sur nos voix rauques qui tentent tant bien que mal de lui signifier notre profonde amitié, et la certitude que ces trois jours passés ensemble ne seront pas les derniers.

Précision numéro 1 : Une nouvelle promesse : celle que celle-ci soit la dernière. Mille pardons pour celles que nous n’avons tenues. La lenteur de notre écriture est difficilement compatible avec le rythme de ce voyage. Nous essayons de faire de notre mieux.
Précision numéro 2 : Merci pour vos commentaires, quels qu’ils soient. Qu’il y en ait beaucoup d’autres.
Précision numéro 3 : Deux fois plus de photos dans le prochain article, d’ici … euh non rien.

6 commentaires:

  1. J'ai comme l'impression que votre voyage prend une autre tournure avec ses éthiques tellement divergentes des notres. Merci de nous faire part de tous les apriori qu'il faut changer, ou ceux qui s'avèrent véridique!bon voyage
    bisous de Prague

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  2. Merci encore pour cet instant d'évasion et de partage.

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  3. Superbe idée le planisphère, et cool les photos (on arrive à percevoir vos petites têtes, question de vérifier que vous y êtes vraiment !) continuez à nous en mettre plein la vue, et surtout n'abandonnez pas vos petits mail perso qu'on apprécie toujours autant !

    Bisous
    Alex

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  4. Nous vous suivons depuis le début

    Merci de nous faire participer à ce beau voyage

    Bonne route

    Daniel et Monique Lésigny 86

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  5. coucou vous deux!
    Alors ou en êtes vous de vos pérégrinations? Moi de mon côté je fais un petit tour de l'Europe, depuis Prague qui se situe relativement en plein centre (grand bien m'en fasse!)
    Hâte de vous lire
    Bisous Pragois

    La colloc-Anne de Bretagne (le mal du pays ;) )

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  6. Bonjour vous 2 :)
    J'ai du retard sur mes commentaires !! ^^ Une suite encore très enrichissante, j'adore.
    Bisous

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